Mangaverse à Angoulême


FIBD 2011

 

Une petite histoire de la bande dessinée hongkongaise

En Chine, comme au Japon, la bande dessinée moderne a été introduite par le biais de la presse, principalement d’origine anglo-saxonne à la fin du XIXème siècle. À l'instar de Tôkyô au Japon, Hong Kong a eu son édition locale du Punch, le China Punch créé par un Anglais en 1867. En 1899, Tse Tsan-tai est le premier dessinateur hongkongais, un Chinois né en Australie. En effet, comme à Shanghai, une production locale et originale fait son apparition au début du XXème siècle avec le développement de la presse (et du monde de l’édition en général) notamment grâce aux progrès de l’imprimerie. Outre les suppléments de certains journaux, la presse satirique propose de nombreuses illustrations et caricatures. C’est ainsi qu’une littérature spécifiquement graphique, le lianhuanhua, se développe entre 1910 et 1920, principalement dans la région de Shanghai. Il s’agit d’un petit ouvrage contenant une illustration par page avec un récitatif placé en dessous de l’image. Cependant, la bande dessinée reste principalement celle des strips et des caricatures publiées par la presse ou des journaux spécialisés. La bande dessinée à Hong Kong reste fortement influencée par celle produite à Shanghai et à Guangzhou (Canton).

Le terme manhua ne s’est généralisé qu’à la fin des années 1920 après que Feng Zi-kai (1898 – 1975) ait nommé un de ses ouvrages Zi-kai manhua en 1925 et créé la Société de bande dessinée (manhua hui) en 1927. Il s’agissait d’un artiste multidisciplinaire (écriture, peinture, dessin, musique) qui a beaucoup créé en direction des enfants, notamment par le biais des bandes dessinées. Il est considéré comme un des fondateurs du genre en Chine. Avec l’invasion de la Chine par le Japon puis la Seconde guerre mondiale, le foyer chinois de la bande dessinée s'est déplacé de la ville de Shanghai à celle de Guangzhou puis à Hong Kong. En effet, fuyant l'invasion japonaise, de nombreux auteurs sont partis se réfugier dans la région de Guangzhou puis de Hong Kong, avant la chute de cette dernière en 1941. Après la défaite du Japon, avec l’arrivée de nombreux immigrants venus de la Chine continentale fuyant le communisme, la population de la colonie britannique augmente rapidement, triplant en cinq ans (soit de 1945 à 1950). Entre démographie favorable et accroissement du niveau de vie, une culture du divertissement populaire trouve alors les conditions de son développement, notamment cinématographique puis télévisuel (dans les années 1970). L'un des quatre dragons asiatiques (Hong Kong, Taïwan, Singapour, la Corée du Sud) devient ainsi petit à petit un des principaux acteurs de la bande dessinée asiatique.

Les années 1950-60

Alors que le lianhuanhua sert principalement à l'éducation politique des plus jeunes en République Populaire de Chine dans les années 1950, le manhua profite du développement économique de la région de Hong Kong. Il suit en cela le mouvement que l'on peut observer au Japon où le marché du manga connaît un premier essor important, notamment avec le passage des magazines à un rythme de parution hebdomadaire. À cette époque, la bande dessinée japonaise n'est pas encore une source d'inspiration en Asie, il faut attendre la fin des années 1960 et l'arrivée des séries d'animation pour la télévision dans les foyers hongkongais. Manhua Hong KongLes productions anglo-saxonnes, principalement américaines, côtoient une production locale dont un des titres principaux est Uncle Choi de Hui Guan-man. Il s'agit d'une série publiée de la fin des années 1950 jusqu'au milieu des années 1970 qui, sur un ton parfois tragi-comique, parfois sérieux, narre l'histoire d'un vieil homme pendant l'invasion japonaise. Au début des années 1960, Ho Yat-kwan est un auteur à succès grâce à ses séries de super héros fortement inspirées des comic books venus d'Amérique : Flying Black Batman, Clean-Face Conqueror ou Atomic Seven paraissent sous la forme de revues hebdomadaires de 24 ou 32 pages.

Manhua Hong KongEn 1962, le premier gag d'Old Master Q est publié dans un journal local et devient une série avec son propre support à partir de 1964. À l'époque, son auteur, Alfonso Wong, est déjà un vieux routier du manhua avec plusieurs séries à son actif dont il était co-auteur sous le pseudonyme de Wong Chak dans les années 1950. Cependant, c'est avec ce titre qu'il connaît la consécration. Comme le présente l'exposition Kaleidoscope, « Old Master Q révèle l'essence de la vie hongkongaise, dépeignant les conditions économiques, culturelles et sociales du moment ». Composés de gags de quatre ou six cases, souvent muettes, Wong croque son époque par le biais de petites saynètes mettant en scène de façon loufoque ou absurde une brochette de personnages récurrents, souvent habillés du vêtement traditionnel chinois.

Old Master Q est un phénomène car le manhua est toujours en cours, ayant été poursuivi par Wong Chak Jr. (Joseph Wong, un des fils d'Alfonso). À l'origine, le magazine est un mensuel en N&B avec une couverture couleur. Le sens de lecture va de la droite vers la gauche comme les mangas. Son format est grand (réalisé en in-16, c'est-à-dire pratiquement un format A4) et son prix peu élevé. Le premier numéro est vendu 60 cents, ce qui est un prix assez élevé, avec un premier tirage de 6 000 exemplaires. La demande est telle qu'il faut réimprimer 12 000 exemplaires supplémentaires. Durant des années, le seul changement notable est l'augmentation de son prix, allant jusqu'à atteindre les 2 dollars de Hong Kong dans les années 1980. Manhua Hong KongAprès un passage à la couleur plutôt raté du point de vue commercial car perdant près de vingt pour cent de ses clients à cause d'un prix de vente passant à 3 HK$, le format change en juillet 2000, devenant un in-32. Il s'agit d'un format poche (presque un A5), s'adaptant ainsi aux canons du marché. Sa périodicité passe au même moment de mensuelle à bihebdomadaire ! Joseph Wong, le fils d'Alfonso, en profite pour retravailler et moderniser les anciennes histoires, leur permettant de rester proche de son lectorat. Ce dernier est généralement âgé de cinq à dix ans et se renouvelle périodiquement, notamment grâce aux parents qui veulent faire découvrir à leurs enfants une lecture de leur propre jeunesse. Dessiné par Joseph Wong, les textes sont désormais l’œuvre d'une femme, Yau Xiutang. La série n'a plus grand chose à voir avec celle qu'Alfonso réalisait de façon artisanale, selon ses goûts et ses humeurs. Le sexe, la violence et la politique ont disparu au profit de l'humour et de l'innocence. Cela ne l'empêche pas de continuer à connaître le succès après plus de 40 ans de publication ininterrompue.

Manhua Hong Kong Alors que la plupart des auteurs de bande dessinée sont des hommes et qu'ils s'intéressent surtout au public de garçons, les filles ne sont pas totalement oubliées avec la sortie en 1966 de 13 Dots qui est réalisée par Lee Wai-chun. L'auteure a débuté l'année précédente avec Miss Fa Fa et elle associe ici la mode avec la bande dessinée. Elle connaît alors un succès qui ne se dément pas jusque dans les années 1980. Le personnage principal est une jeune adolescente aisée (son père est banquier) et rêveuse. 13 Dots est un mensuel de 56 pages composé d'une histoire principale et de courtes histoires autoconclusives en six cases. Durant les 178 numéros de la série, Miss 13 Dots (le surnom fait référence à l'archétype de la fille sans cervelle) vit diverses aventures légères et humoristiques. Sa grande force est de projeter une image moderne, occidentale et plutôt active des jeunes filles, en rupture avec la culture traditionnelle chinoise qui n'encourage pas la confiance en soi chez les femmes.

Les années 1970

Parallèlement à cette production locale, de plus en plus de versions pirates de manga apparaissent vers le milieu des années 1960. Sans respect des droits d'auteurs, des œuvres à succès comme Astro Boy de Tezuka Osamu, Tetsujin 28-go de Yokoyama Mitseru ou Doraemon de Fujiko Fujio sont redessinées (quand elles ne sont pas simplement reproduites) et utilisent des noms en cantonais. Le mouvement s'amplifie jusqu'à l'orée des années 2000. Ainsi, l'inspiration graphique et narrative est de moins en moins issue de la culture graphique chinoise, surtout que la télévision, apparue au début des années 1950, entre réellement dans les foyers hongkongais en 1967 avec le lancement de la chaîne TVB. Vecteur de diffusion de la culture populaire occidentale mais aussi japonaise par le biais des dessins animés, la télévision exerce alors une influence importante sur le contenu des manhua qui s'emparent rapidement de nouveaux thèmes et personnages à succès. Cela conduit à des résultats parfois incongrus comme celui où des héros américains (Superman, Iron Man et même Peter Pan) se retrouvent à combattre des icônes de la culture chinoise comme le Roi singe. De nouveaux auteurs, comme Seung-gun Siu-keung, apparaissent dans des magazines tels que 73-manhua ou Jademan Comics.

Manhua Hong KongCependant, l'auteur qui laisse l'empreinte la plus durable est Wong Yuk-long avec sa série Little Rogues qui annonce la vague des manhua basés sur le kung-fu. S'inspirant des films de Bruce Lee et des mangas, le récit captive un public nombreux, permettant à l'industrie de la bande dessinée hongkongaise d'atteindre des volumes de ventes jusqu'ici inconnus. De 10 000 exemplaires pour le premier numéro, les ventes de Little Rogues atteigne 120 000 pour le quatre-vingt douzième. En effet, l'histoire se déroule à Hong Kong sur une toile de fond plutôt réaliste et s'inspire des injustices quotidiennes que connaît toute société urbaine. Les personnages principaux font partie d'une bande de petits voyous sympathiques qui luttent contre le mal sous toutes ses formes. La série est toujours en cours à Hong Kong, même si elle n'a plus rien à voir avec la version des premières années.

Manhua Hong KongManhua Hong KongDans son sillage, la série entraîne de nombreux clones plus ou moins réussis. Son principal concurrent n'est ni plus ni moins que Bruce Lee, héros d'un manhua éponyme conçu par Seung-gun Siu-bo. Le genre devient le courant principal de la bande dessinée hongkongaise et, malheureusement, la surenchère dans la violence (mais aussi dans le sexe) qui apparaît dans certaines séries finit par pousser le gouvernement à promulguer en 1975 une ordonnance régulant le contenu des manhua. Cette censure a des effets immédiats : Wong Yuk-long change le nom de sa série qui devient Dragon and Tiger Heroes, déplace le lieu des aventures de ses personnages au Japon et en réduit le caractère réaliste. Le format de publication change aussi. Seung-gun Siu-bo lance Joyfull Weekly, un hebdomadaire de comic strips dépendant du régime de la presse qui n'est pas concerné par l'ordonnance sur les publications répréhensibles. Wong Yuk-long l'imite et lance à son tour Sang Po qui, outre un peu de rédactionnel, propose une compilation des strips quotidiens de Dragon and Tiger Heroes. Ainsi, les auteurs de bandes dessinées retrouvent un peu de liberté en présentant leurs œuvres sous une forme hebdomadaire. Les magazines de 32 pages disparaissent petit à petit pour laisser la place à des fascicules de 16 pages couleurs.

Les années 1980

Manhua Hong KongÀ l'instar du manga au Japon, le manhua connaît un fort développement dans les années 1980. L'économie hongkongaise connaît une croissance rapide et l'augmentation de revenu qui en découle accroît la demande de divertissement. Le prix relativement bas de la bande dessinée permet une expansion forte de son marché. Pour y répondre, une organisation industrielle se met en place : la production à la chaîne repose sur la division des tâches avec un rédacteur en chef, des scénaristes, des dessinateurs spécialisés dans telle ou telle partie du dessin (tête, corps, décors, mise en couleur, etc.) afin d'accélérer les processus de réalisation d'une bande dessinée. Cependant, cela entraîine une certaine standardisation des styles graphiques et du contenu des histoires. Un mouvement de concentration se produit à coups de rachats et avec la constitution de groupes côtés en bourse, toujours sous l'impulsion de Wong Yuk-long (Tony Wong) qui développe ainsi Jademan Comics. Cela n'empêche pas l'apparition de nouvelles séries à succès comme Chinese Hero de Ma Wing-shing. La série débute en 1980 dans un quotidien puis devient un supplément du titre Druken Master de Wong Yuk-long. Une fois devenue un périodique autonome, elle connaît des ventes qui débutent à 45 000 exemplaires pour son premier numéro pour arriver à plus de 200 000 au plus fort de son succès. Bien entendu, une telle réussite est à l'origine de l'apparition d'un grand nombre d'imitations d'une qualité très variable.

Manhua Hong KongParallèlement, le cinéma hongkongais est en plein essor avec le succès des films d'action, d'horreur ou proposant de grandes épopées. L'industrie du manhua en profite pour surfer sur cette vague, ce qui l'amène à diversifier un peu plus les genres qu'elle aborde dans ses différentes publications. De nombreux nouveaux auteurs font leur apparition comme Andy Seto dont plusieurs ouvrages ont été traduits en français. Certains se spécialisent dans la romance, d'autres dans l'humour ou les tranches de vie, etc. Le manga est de plus en plus présent, bénéficiant parfois de localisations officielles et plus soignées. Les années 1980 sont considérées par certains comme étant l'âge d'or de la bande dessinée hongkongaise.

Manhua Hong KongChinese Hero est tout à fait représentatif de cette époque. Son style réaliste, fouillé, riche en détails et mis en couleur avec virtuosité fait école et créé un nouveau standard graphique pour la bande dessinée d'action. Le dessin de Ma Wing-shing aurait été fortement influencé par le manga Crying Freeman de Ryoichi Ikegami. Quoi qu'il en soit, le découpage, notamment des scènes d'action, est particulièrement dynamique. L'histoire s'y prête tout particulièrement : Wah Ying-hung, un jeune homme de bonne famille voit ses parents tués par des Occidentaux et lui même n'y réchappe que de justesse. Ses parents étaient pourtant des experts en arts martiaux et leur fils a hérité de leurs dons. Après s'être vengé puis ayant épousé sa fiancée qui lui donne deux jumeaux, il part pour les USA commencer une nouvelle vie et progresser dans la maîtrise de son art. Fort de son succès public, le titre a été édité aux États-Unis et une série télé, un film d'action ainsi qu'un jeu vidéo en ont été tirés.

La série Fung Wan est un autre exemple emblématique. Ce manhua d'arts martiaux est le nouveau grand succès de Ma Wing-shing qui a pris son indépendance en créant sa propre structure d'édition grâce à la réussite commerciale de Chinese Hero. Manhua Hong KongL'histoire se passe pendant la dynastie des Ming. Deux combattants hors pair instruits et manipulés par leur maître commun, vont devoir s'affronter dans leur quête de la maîtrise de leur art. Les rebondissements sont nombreux et la bande dessinée est toujours en cours. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, le titre a connu de nombreuses adaptations avec surtout The Storm Riders, un film hongkongais assez célèbre et grand succès local (plus de 40 millions de HK$ de recettes) et sa suite sortie dix années plus tard, The Storm Warrior. Il y a eu aussi un long métrage d'animation, deux séries télévisées et même un jeu vidéo en ligne massivement multijoueurs (qui n'existe plus).

Les années 1990

Cette décennie se place dans la continuité de la précédente avec un développement important du cross-media : les jeux vidéos à succès sont adaptés en bande dessinée et vice-versa. Street Fighter en est un des meilleurs exemples : les ventes de la version papier atteignent les 80 000 exemplaires. Surtout, une « collaboration transdisciplinaire avec le cinéma » (comme on peut le lire sur le panneau présentant les années '90 de l'exposition Kaleidoscope) finit de se mettre en place à cette époque. Le manhua achève sa transformation en une industrie du divertissement qui n'hésite pas à pratiquer la surenchère pour connaître le succès. Le genre érotique connaît aussi un succès croissant, entraînant une nouvelle réaction de la part du gouvernement qui augmente son contrôle sur les bandes dessinées.

Teddy Boy, de Lun Yu-kwok (dessin) et Man Kam-hung (scénario), est le premier manhua hongkongais dont l'histoire se déroule au sein des Triades (la mafia chinoise). Sorti en 1992, il décrit un univers féodal qui, d'après certaines personnes, glorifie la pègre locale en magnifiant les drames humains, notamment lors de combats déchirants entre amitié et loyauté envers le clan. Sa violence extrême avec de nombreuses scènes sanglantes amène l'éditeur à vendre la revue sous un film plastique et à l'interdire au moins de 18 ans. Il en est de même pour ses clones (Portland Street, Teddy Boy 1/2, etc.) plus ou moins réussis. Cela n'empêche pas Teddy Boy d'être à l'origine plus ou moins directe d'une douzaine de films sortis entre 1995 et 2000 sous la licence Young and Dangerous.

Manhua Hong KongFeel 100% de Lau Wan-kit, démontre que les auteurs de manhua hongkongais sont capables de connaître le succès autrement qu'en proposant des histoires violentes. Avec un premier tome sorti en 1992 et un dernier publié en 2007, totalisant ainsi 16 volumes, la série tourne autour de différentes histoires amoureuses dont le centre est composé de trois amis, deux garçons, Jerry et Hui Lok, une fille, Cherrie, ainsi que quelques autres personnages comme Jackie. Le titre, simple comédie romantique parmi d'autres, émerge de la masse grâce à ses différentes adaptations en films entre 1996 et 2003. Les premiers longs métrages sont produits par Manfred Wong, celui qui est à l'origine des films Young and Dangerous. Pour les amateurs de romances, une série télé, diffusée en 2002, existe aussi.

Manhua Hong KongMcMug est le personnage comique de bande dessinée le plus populaire des années 1990. Il est le protagoniste d'une série de strips créés par Alice Mak (au dessin) et Brian Tse (au scénario) et publiés à partir 1992 dans le supplément pour enfants de l'hebdomadaire Ming Pao avant de passer dans le magazine pour enfants Yellow Bus. Si les différentes histoires peuvent sembler enfantines, elles abordent régulièrement des sujets de société comme la pauvreté, la famille monoparentale, le travail non qualifié, la mort, etc. ce qui leur ouvre un lectorat assez large. Elles ont été compilées en une quinzaine de volumes. De nombreux produits dérivés sont commercialisés depuis une vingtaine d'années. McDull, à l'origine un personnage secondaire de la série, a suffisamment de succès pour être la vedette de quatre longs métrages d'animation dont McDull dans les nuages (primé au Festival d'Animation d'Annecy 2003) et sa suite, McDull, prince de la Bun. Évidemment, il est aussi le personnage principal d'une douzaine de recueils de bande dessinée et d'une série télé d'animation éducative.

Les années 2000

Manhua Hong KongÀ partir du milieu des années 1990, le manhua alternatif se développe petit à petit en réaction envers l'aspect commercial de plus en plus développé de la bande dessinée hongkongaise. En 1995, Laitattatwing publie à compte d'auteur Man-man chu, dak-dak gao qui apporte une véritable bouffée d'air frais tant par le dessin que par la narration proposent quelque chose d'original en étant fortement influencé par le manga sans en être une copie servile. La même année, Craig Au Yeung, un des deux fondateurs du collectif de bande dessinée Cockroach, sort Three Times Seven Equals Twenty-One, un manhua radicalement alternatif dans sa forme en supprimant la division de la page en cases et le phylactère. L'auteure féministe Lily Lau publie en 1998 son recueil Mom's Drawer Is at the Bottom où elle critique la conception chinoise des genres, des inégalités touchant les femmes et les relations, notamment sexuelles, entre hommes et femmes. Malgré une thématique radicale, l'ouvrage est bien reçu par le public. Ainsi, depuis un certain nombre d'années, en partie grâce à des aides gouvernementales, de nombreux artistes choisissent de travailler en indépendant et de développer un style plus personnel. Grâce à une prépublication dans différents supports de presse puis une édition en version reliée, parfois chez de grands éditeurs, une bande dessinée que nous pourrions appeler indépendante s'est développée. Fake Forensic Science de Siuhak et Biu Tung Wa Jap de Yeung Hok-tak sont deux exemples de cette nouvelle dynamique.

Manhua Hong KongLe choc de la rétrocession à la Chine en 1997 est à l'origine d'un renouveau de la bande dessinée d'opinion et satirique mais a aussi amené un réflexe de défense sociale et culturelle devant la peur de l'assimilation. Les traditions et coutumes locales sont mises en avant, les histoires sont de plus en plus ancrées dans la vie quotidienne ou le passé des hongkongais. Abandonnant en partie les histoires basées sur la rivalité et les amitiés fortes sur fond d'arts martiaux, les scénaristes s'emparent des phénomènes de mode comme le snooker dans The King of Snooker ou les courses illégales dans Racing Hero. La nostalgie devient un moteur d'inspiration comme le montre la série City of Powder — Disapearing Hong Kong de Stella So qui narre le déclin de deux symboles hongkongais, les dai pai dong (des restaurants populaires très rustiques détenant une licence particulière pour exercer) et le Star Ferry (société de ferry-boat permettant d'aller à moindre coût d'une île à l'autre, en quasi-faillite, réduite à deux lignes récemment et dont la destruction de la jetée Star Ferry de la place Édimbourg à Hong Kong a causé un grand émoi en 2006). How Blue Was My Valley de Yeung Hok-tak (disponible en français chez Actes Sud) pousse encore plus loin le thème du passé révolu en mettant en cases la vie dans les logements sociaux dans les années 1970 en se basant sur des souvenirs de jeunesse.

Enfin, précisons que la bande dessinée grand public, comme au Japon, aux États-Unis et en Europe, est en récession. Le manhua hongkongais a vu ses ventes chuter considérablement (plus de 20%) en quelques années alors que le nombre de lecteurs reste stable. Le phénomène est attribué au développement d'Internet qui a modifié les habitudes de consommation en proposant une alternative (souvent illégale et gratuite) au format papier. On peut se demander si le piratage par l'accès aux sites de téléchargement illégaux ne sert pas plutôt, là comme ailleurs, de bouc émissaire à des éditeurs qui évitent ainsi de se poser les véritables questions, notamment sur leur offre et l'évolution des loisirs et de leur consommation.

Le manuha hongkongais à l'international

Manhua Hong KongDepuis un certain nombre d'années, les éditeurs se tournent de plus en plus vers l'exportation, l'Asie étant leur principal débouché. Les grand succès commerciaux sont édités dans des pays comme la Malaisie, le Viêt Nam, la Thaïlande, l'Indonésie, etc. mais aussi la Corée du Sud et la Chine continentale. La cité-État de Singapour ainsi que l'île de Taïwan sont deux des principaux consommateurs de manhua. L'Occident est nettement plus réfractaire à la bande dessinée grand public hongkongaise. Si les États-Unis, tout comme la France, ont proposé depuis le milieu des années 1990 des titres hongkongais adaptés de jeux vidéo à succès (SNK vs Capcom, King of Figthers) ou de titres d'actions (Chinese Hero, Cyber Weapon Z), il y a peu de titres disponibles pour les amateurs. Quelques traductions ont été réalisées pour le marché anglo-saxon, principalement par les éditeurs américains DrMaster, ComicsOne et le britannique Bamboo Press (les trois n'existent plus) ainsi que Yen Press. En francophonie, trois éditeurs ont essayé d'exploiter la filière hongkongaise et les trois ont abandonné : Tonkam a interrompu Tigre et Dragon au deux tiers de la série, la collection Hero de Soleil, qui était dédiée au manhua hongkongais, a été arrêtée brutalement et l'éditeur ToKI n'existe plus. On aurait pu espérer que Casterman et sa collection Hua shu continue à nous proposer des œuvres d'auteurs indépendants dans la lignée de Pourquoi j'veux manger mon chien d'Ahko mais la collection est à l'arrêt depuis novembre 2008 et rien ne permet de penser qu'elle reprendra un jour.

D'ailleurs, nous pouvons considérer que Hong Kong n'est plus le centre du manhua. En République Populaire de Chine, le gouvernement a lancé en 1995 le projet 5155 (pour 5 bases de production chinoise de dessins animés, 15 séries de bandes dessinées pour enfant, et 5 publications pour la bande dessinée et l’animation pour enfant, un objectif à atteindre en quelques années) et même si la plupart des magazines créés à cette époque ont disparu, le centre de la bande dessinée sinophone s'est déplacé vers Pékin. De plus, Shanghai et Guangzhou continuent à fournir régulièrement leur contingent d'auteurs, notamment grâce à la présence d'écoles d'art et une vieille tradition dans le lianhuanhua. Manhua Hong KongHong Kong s'est ainsi découvert un rival de poids, notamment à l'exportation sur le marché francophone, principalement par le biais des publications de l'éditeur Comic Fans. Ces dernières années, nous avons pu découvrir la richesse du manhua non grâce à ses auteurs hongkongais mais par ceux de la Chine continentale. Des éditeurs comme Kana (avec à sa collection Made in), Casterman (et sa collection Hua shu) et surtout Xiao Pan ont proposé aux francophones de nombreux titres. Cependant, toutes ces tentatives d'exportation vers l'Occident semblent déboucher plus ou moins sur des échecs, le manga ne laissant que peu de place aux autres bandes dessinées asiatiques, surtout quand elles viennent de Chine. Le futur du manhua hongkongais semble devoir passer par des collaborations internationales (et ne plus se limiter à celles développées avec Taïwan) à l'instar de ce qui se fait actuellement entre la France et la Chine continentale, dans le sillage des Éditions Fei, de Paquet (la maison mère de Xiao Pan) et de Kana. Les autorités compétentes semblent l'avoir compris en se donnant les moyens d'envoyer une délégation importante ainsi que leur exposition Kaleidoscope à un festival de bande dessinée aussi important que celui d'Angoulême.

 

Le marché de la bande dessinée hongkongaise

Actuellement, le marché de la bande dessinée hongkongaise est divisé en deux grands systèmes éditoriaux. Le premier, aux buts ouvertement commerciaux, est basé sur la production de masse et la division du travail au sein de studios, ainsi que sur la localisation de mangas, alors que le second met l'œuvre et son auteur, souvent unique, au centre des préoccupations de l'éditeur.

Manhua Hong KongLe graphique réalisé par Alan Wam pour la conférence Hong Kong Comics est parfaitement éclairant sur cette dichotomie. En 1971, Tony Wong crée la société Jademan Comics et la développe dans les années 1980, notamment grâce au succès de ses différentes séries de kung-fu, allant même jusqu'à être côté en bourse. Entre rachats de concurrents et réorganisation de la production, Wong a fait basculer le manhua dans l'ère de l'industrialisation et a poussé le système bien plus loin que ne l'ont fait les japonais et les américains. Pour chaque titre, un rédacteur en chef gère un ou plusieurs artistes en chef (ceux qui seront crédités) qui définissent les grandes lignes du scénario et la charte graphique. Des rédacteurs finalisent les textes avant que l'équipe de production réalise l'épisode de la semaine. Chaque dessinateur est spécialisé dans une tâche très précise : un ne dessine que certaines parties du décor, un autre ne s'occupe que des mains ou des visages, un réalise l'encrage, etc. La couleur est de plus en plus sous-traitée en Chine continentale, vraisemblablement pour des raisons de coût. En cas de besoin, il ne faut qu'une journée pour réaliser un épisode. C'est ainsi que plus d'une vingtaine de séries paraissent chaque semaine, chacune faisant entre 30 et 50 pages environ. Les titres rencontrant le succès public sont ensuite publiés en volumes reliés, parfois de plusieurs centaines de pages, le tout étant en couleur sauf pour les rééditions d'ouvrages plus anciens. Les droits d'auteurs restent la propriété de l'éditeur, comme cela se fait aux États-Unis pour les comic books. Un certain nombre d'auteurs commencent par être assistants avant de partir créer leur propre studio, voire leur maison d'édition. Culturecom Comics est l'éditeur de manhua et de manga le plus important et s'attribue plus de la moitié du marché de la bande dessinée hongkongaise.

Le fonctionnement de la bande dessinée indépendante est radicalement différent et ressemble à ce qui existe en France et en Belgique ou dans le monde du graphic novel aux États-Unis. L'auteur propose sa création à différents rédacteurs en chef de magazines ou de journaux, certains pouvant même être spécialisés en bande dessinée. Une fois qu'un éditeur a été trouvé, l'ouvrage est édité, parfois après une phase de prépublication, parfois directement en volume relié. Dans tous les cas, les droits restent la propriété de l'auteur qui n'en cède l'exploitation que pour des formes bien précises.

Manhua Hong Kong Sans être aussi important que celui d'autres pays, le marché hongkongais de la bande dessinée représente tout de même un total de 70 millions d'euros (à comparer aux 310-320 millions du marché français, aux 480-500 millions du marché américain et aux plus de 3 000 millions du marché japonais). La production locale, principalement en couleur, représente environ quarante pour cent du chiffre d'affaire total, le reste étant surtout du manga traduit en cantonais. La durée de vie commerciale des manhua comme des mangas est courte et il est difficile de trouver d'anciens titres à moins d'acheter des séries entières d'occasion.

Manhua Hong KongLa bande dessinée hongkongaise étant confrontée aux mêmes problèmes que ses homologues japonais ou occidentaux, il est de plus en plus indispensable de se développer sur les marchés connexes (série d'animation, jeux vidéo sur console ou téléphone, internet, film, jouet, merchandising, etc.) et de se développer à l'international. Par exemple, les marchés hongkongais et taïwanais tissent des liens de plus en plus étroits, ce qui est rendu possible par un même système d'écriture, le chinois traditionnel (rappelons que la Chine continentale a adopté l'écriture simplifiée durant les années 1950). Un éditeur, Fluid Friction Comics, s'essaye à l'édition en ligne et au cross-media à la fois à Hong Kong et au Royaume-Uni. Le succès sera-t-il au rendez-vous ? Seul l'avenir nous le dira...

 

Annexe : les manhua disponibles en français
Pour les personnes qui aimeraient lire des manhua hongkongais, voici la liste des titres parus en version française.

Actes Sud
- Qu'elle était bleue ma vallée de Yeung Hok-tak
Atrabile
:
- À l'horizon de Chihoi
- Le Train de Chihoi et Hung Hung
Casterman (collection Hua Shu) :
- L'Enfer de Jade de Laï Tat Tat Wing
- Pourquoi j'veux manger mon chien d'Ahko
Tonkam :
- B.T.K. de Kevin Lau
- Celia de Patrick Yu et Chris Lau
- Club Mad de Hong Wei-lam et Chris Lau
- Les Combats du dieu R-X de Wing Yann et Chris Lau
- Cyber Weapon Z d'Andy Seto
- King of fighters Zillion d'Andy Seto
- Tigre et dragon de Wang Dulu et Andy Seto (série interrompue au 8ème volume sur les 12 de la série)
ToKI :
- L'Art de la guerre de Zhiquing Li et Weimin Li
- Les 3 royaumes de Zhiquing Li (série interrompue au 4ème volume sur les 10 de la série)
- The Celestial Zone de Wee Tian Beng (série interrompue au 6ème volume sur les 25 de la série)
Soleil (collection Hero)
- Claws of Darkness de Jerry Cho
- KOF Maximum Impact de Wing Yann et King Tung (série interrompue au 2ème volume sur les 5 de la série)
- Les quatre justiciers de Tony Wong et Andy Seto (série interrompue au 4ème volume sur les 5 de la série)
- Top Speed Underground de Man Wai Cheung et Chung Min Chan
- La Voie du héros de Bi Du, Hua Xi, Jin Chui Chen et Ming Fa Ye
Divers :
- Les Aventuriers de la 5e génération de Tony Wong (Betty)
- Ennemi de Fung Chi Ming (Imagika)
- Spirit – Le Dieu Rocher de Li Chi-tak (Dargaud)
- Comix 2000 (L'Association) propose deux histoires d'origine hongkongaise, l'une de Chihoi, l'autre de Craig Au Yeung
- Le recueil Chine, regards croisés (Casterman) contient une histoire de Laï Tat Tat Wing et une autre de Chihoi
- 2wBOX Set W (B.ü.L.b comix) contient la nouvelle Two Trees de Chihoi
- La revue genevoise Bile noire (Atrabile) propose plusieurs histoires de Chihoi (qui est aussi présent dans le numéro 4 de Spoutnik de l'éditeur canadien La Pastèque)

 

Herbv

 

Merci à Manuka et à Taliesin pour leur relecture


Sources :
- Conférence Hong Kong Comics donnée par Connie Lam et Alan Wam à Angoulême le 29/01/2011
- Exposition Kaléidoscope, une histoire de la bande dessinée de Hong Kong à Angoulême et visitée le 30/01/2011
- Hong Kong Comics: A History of Manhua de Wendy Siuyi Wong, Princeton Architectural Press, 2002
- Conférence Drawing the ideal modern woman: Ms. Lee Wai-Chun and her Ms. 13-Dot par Wendy Siuyi Wong donnée à l'occasion de la rencontre Comics Worlds and the World of Comics organisée en décembre 2009 à l'université de Kyôtô Sekai.
- Le site Comix Home Base, vitrine du manhua hongkongais (qui aurait besoin d'être mis à jour)
- Page anglaise de Wikipedia consacrée au manhua
- Histoire de la bande dessinée chinoise sur le site nico-wong
- La page consacrée à Comic Fans dans le cadre du dossier consacré à JiDi à l'occasion de notre reportage sur l'édition 2007 de Japan Expo
- Une brève histoire du manga sur le site du9.org

 

Le Fauve © Lewis Trondheim / 9ème Art+
Crédits photos : Herbv

Retour